Les cahiers
des Respirations

#8

par
Emmanuelle
Jetté

4 mars 2022

The Cloud, la désillusion

Février 2022. Depuis Buenos Aires, où je réside pour un mois dans le cadre d’un séjour de recherche, je donne rendez-vous par Zoom à Alexis O’Hara, autrice, performeuse et artiste du son autodidacte, et Atom Cianfarani, designer et scénographe spécialisé·e en écoresponsabilité, pour discuter de leur projet en cours, The Cloud. Malgré les quelques 50 degrés Celsius qui nous séparent, la connexion s’établit en quelques secondes.

Notre dépendance aux moyens de communication virtuels s’est évidemment accentuée dans les deux dernières années, jusqu’à en oublier ses répercussions sur les plans humain et environnemental. C’est ce que le duo d’artistes cherche à mettre de l’avant dans son processus artistique. The Cloud lève le voile sur l’implication réelle de chaque transaction digitale et déconstruit le mythe du nuage, cet espace invisible et invraisemblablement propre.

Depuis quelque temps, le nuage digital remplace progressivement filières et disques durs pour le stockage de nos informations. Photos, musiques, courriels, tout y passe (ou y reste), donnant la nette impression qu’on a simplifié et amélioré nos techniques d’archivage. La réalité est tout autre : l’accumulation exponentielle de données nécessite d’importantes réserves de ressources naturelles pour alimenter les milliers de serveurs et leurs stations de réfrigération. Sans compter que la sauvegarde des données requiert non pas l’usage de satellites, comme le sous-entend le terme « nuage », mais bien de gigantesques câbles sous-marins. Sillonnant les profondeurs des océans, ils se dérobent à notre vision et nourrissent silencieusement l’insatiabilité capitaliste : pour une communication toujours plus rapide, peu importe le prix.

Sans pour autant se montrer didactique, The Cloud aborde les enjeux d’écoblanchiment (néologisme pour traduire « greenwashing ») au cœur de l’invention du nuage. Cette recherche arrive à point, alors que la pandémie a exacerbé la demande en art numérique dans un contexte de dégradation environnementale sans équivoque. Comment développer de nouvelles méthodes de création hybrides et écoresponsables ? À partir de panneaux solaires en désuétude, de fibres de verre italien et de filets usagés, Alexis O’Hara et Atom Cianfarani imaginent une installation immersive à l’image d’un nuage en expansion. Bourrée de déchets trouvés sur le lieu même de chaque représentation, l’œuvre est pensée pour pouvoir se déplier n’importe où, avec un minimum d’éléments scénographiques à transporter. Image futuriste éveillant l’espoir d’un avenir plus vert ou métaphore de l’orage apocalyptique qui fonce droit sur nous?

OUFF, dernière création de Et tu, Machine (2019)

Destiné à être présenté en forêt, The Cloud connaîtra différentes étapes de création en extérieur dans la prochaine année afin d’en développer sa matérialité ainsi que sa dimension performative à venir. Le projet sera d’ailleurs accueilli au centre d’artistes autogéré en art actuel L’Écart à Rouyn-Noranda, autre partenaire des Respirations 2021-2022, pour une résidence en juin 2022. Les deux artistes en profiteront pour tester différents prototypes de filets recyclés et accueillir de premiers regards bienveillants. Restez à l’affût !

 

Le duo transdisciplinaire et bilingue Et tu, Machine est formé des artistes Alexis O’Hara et Atom Cianfarani. Suivant la phrase emblématique de Jules César « Et tu, Brutus », Et tu, Machine évoque la trahison de la technologie et la malédiction du consumérisme moderne, tandis qu’A2 Machine réfère au fait que la machine est opérée par deux personnes dont les prénoms commencent par « A ».

À travers ses performances et ses installations écoresponsables, le collectif aborde misogynie, privilège blanc, hétéronormativité et réchauffement climatique avec humour et absurdité, comme en témoigne son plus récent projet OUFF, créé à La Chapelle Scènes Contemporaines en mai 2019. Et tu, Machine cherche à détourner la fonction première des matériaux et à rejeter les impératifs de production dans un esprit total « d’ingénierie queer ».

 

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