La notion de « corporalités cosmiques » revient souvent dans votre vocabulaire chorégraphique. Qu’est-ce que c’est exactement ?

Le concept de « corps cosmique » ou de « corporalités cosmiques » vient de ma lecture de Glitch Feminism : A Manifesto (2020) de Legacy Russell. Dans son manifeste, elle rend hommage à « l’inconcevable vastitude » du corps et à l’éventail cosmique qu’il contient. Elle cite au passage le philosophe martiniquais Édouard Glissant qui propose l’idée de consentir à ne pas être un être singulier en s’ouvrant à la multiplicité de son être. Le corps cosmique consent à performer son abstraction de façon à explorer son potentiel au-delà des limites conventionnelles et sociales. Je l’entends comme un appel à l’interconnexion, voire à l’interpénétration continue entre les êtres, les matières et les choses.

 

Comment ce rapport singulier au corps nourrit-il la recherche sur l’érotisme au cœur d’Unarmoured ?

Au début du processus, je parlais d’« érotisme cosmique », car je voulais sortir l’érotisme de son rapport à la séduction et à la pornographie. Je désirais ouvrir même à ce qu’un enfant peut désirer, sentir, percevoir. L’érotisme au sens d’un éveil au désir, au plaisir et au jeu par l’intermédiaire des mondes sensoriels qui nous constituent. Ensuite, je me suis tranquillement détachée du terme « cosmique » afin d’explorer un érotisme de la chair, plus concret et terre-à-terre. Nous avons un rapport au sol qui est très fort dans cette pièce. Il est définitivement notre allié.

Aujourd’hui, je dirais qu’UNARMOURED est un travail sur la façon de vivre et de sentir notre rapport à l’érotisme à partir de l’exploration de notre corporalité cosmique. Ensemble, nous nous demandons comment cette relation a été façonnée par nos vécus et nos imaginaires, de l’enfance à l’âge adulte. Il y a très certainement une quête de guérison que nous partageons tous et toutes, bien que chacune de nos trajectoires soit différente. Une recherche de libération de la honte et des contraintes en réclamant nos désirs et nos sensations. Pour ce faire, nous avons besoin de l’autre. L’écriture de cette pièce est un processus intrinsèquement collaboratif.

 

Les duos semblent jouer un rôle important à cet égard. Dans le mouvement, on sent bien comment le support et l’appui mutuel génèrent autant de zones de chocs, de résistances, de négociations que d’ouvertures. Comment travaillez-vous le rapport à l’autre ?

Nous parlons assez crûment de nos expériences et de notre sexualité. Il y a un véritable dialogue, un échange autour du consentement mutuel à savoir si on peut s’offrir un appui ou encore se laisser de l’espace. Au tout départ, une des matrices pour ce travail était la résolution ou la transformation de conflits. Je lisais The Space Beetween Us (2021) de Betty Pries et j’avais littéralement l’impression de lire de la théorie musicale. À la base, je viens de la musique. Ma façon de comprendre la danse est donc musicale. Je réalise que, dans les duos, on est à cet endroit. Il est question de négociation, d’échange et de s’offrir une écoute mutuelle. C’est un travail en polarité aussi, c’est-à-dire dans l’alternance entre résistance et ouverture, contraction et expansion. Le poème Waterline, de l’écrivain vietnamien Ocean Vuong, est un guide important dans notre processus : « If I nationed myself / in the shadow / of a colossal wave /  If only to hold on by opening – / by Kingdom come ». Cette phrase, « to hold by opening » (« contenir en ouvrant »), agit comme mantra pour nous. L’idée d’un ancrage, qui peut être un corps, un son, un lieu comme une prière, pour mieux s’ouvrir aux potentialités qui nous constituent.

 

Comme musicienne-chorégraphe, comment entendez-vous et guidez-vous cet espace entre vous ?

J’entends les zones de friction et de modulation dans la relation entre deux corps comme des intermèdes musicaux. Je peux entendre deux vibrations qui se rehaussent, créent de l’espace, ou au contraire, s’annulent. J’entends comment la résolution d’un seul thème musical peut relâcher une tension et engager une restructuration complète des corps. Ces intervalles sont faits d’ondes et d’énergies, ce sont des vagues. Les corps se synchronisent et se désynchronisent en continu. J’ai l’impression que la recherche physique de UNARMOURED est autour de l’eau. Cette approche formelle rejoint les notions de fluidité, d’identités multiples, d’évolution et de guérison qui forment le prisme de notre rapport à l’érotisme. Cet espace relationnel, fait de vagues et de jeux polyphoniques, s’opère entre tous les médiums de la pièce : corps — espace — musique — lumière.

 
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