Depuis plus de vingt ans, vous vous côtoyez en tant en tant qu’amies, alliées, complices artistiques et porteuses de vos héritages anishinaabe et inga. Comment s’est déroulé votre processus de collaboration nourri par cette riche histoire commune ?

Émilie Monnet : Au départ, nous avions comme vision la création d’une plateforme d’échanges artistiques entre les communautés autochtones du Nord et du Sud. C’est un processus lent qui nous a pris des années. Le processus de création s’inscrit dans l’intime et devient une extension de notre amitié et des engagements que nous avons toutes les deux pour la transformation sociale. Il nous permet également d’inviter d’autres collaborateurs et collaboratrices à penser et à créer avec nous un nouveau langage, issu de la rencontre entre plusieurs disciplines.

Ce processus de création propose un espace pour partager les paroles de ceux et celles qui luttent en première ligne pour défendre le territoire, et pour créer des liens de solidarité. Les femmes autochtones ont comme rôle de protéger l’eau pour les générations à venir mais il faut se demander qui les protège, elles ? C’est aussi un moyen de ne pas se sentir seul·e·s dans la lutte.

 

Comment le territoire vient-il alimenter les langages scéniques ?

Waira Nina : La naissance de Nigamon/Tunai nous engage à ressentir les émotions que nos corps ont éprouvées dans les territoires, de la violence à la joie, du silence à l’écoute de tous ces paysages sonores qui ne sont pas compris par qui ne les a pas vécus. Ce processus nous a amenés à partager nos histoires personnelles et celles de nos peuples, à écouter ce que nos grands-mères et nos grands-pères ont appris. Aucune de ces histoires ne peut être oubliée. Écouter les chants du Nord et du Sud, des aîné·e·s, des femmes, écouter les revendications des défenseurs et des défenseuses du territoire, pour les protéger et y vivre en paix, en coexistence avec les animaux, en faisant partie de l’eau. Il est très important de conserver ces histoires dans le présent des générations.

Aujourd’hui, il pleut beaucoup sur notre territoire et il est inquiétant de voir ces changements climatiques résultant du même déséquilibre global. Et nous ressentons aussi ces changements dans nos vies. Un déséquilibre émotionnel et psychologique dû à ce qui se passe dans nos territoires. Nous le ressentons aussi chez les nouvelles générations. Un oubli de la profondeur de l’eau, une mémoire qui s’efface, un paysage sonore qui se cache, parce que nous sommes envahis par le bruit des camions, des routes qui veulent traverser les territoires ancestraux. Or, ce sont des lieux qui doivent être préservés parce qu’ils ont une puissance spirituelle très grande, parce que c’est là que se trouvent les animaux et les plantes.

Dans Nigamon/Tunai, nous perdons le sentiment d’être prises à l’intérieur des quatre murs de la scène pour entrer dans un espace où l’on ressent la chaleur de l’autre personne, où les plantes parlent, où l’eau parle, où la lune est reliée à la carapace d’une tortue, où celle-ci tient la terre, où elle nous tient.

 

Dans Nigamon/Tunai, il y a un univers sonore multilingue, une cohabitation de voix, de silences, de bruits, de chants. À quel type d’écoute l’œuvre invite-t-elle ?

Waira Nina : Dans Nigamon/Tunai, il y a un espace pour écouter les voix des grands-mères, des enfants; les voix de protestation et de défense des territoires contre la déforestation et les impacts des entreprises minières et pétrolières; les voix spirituelles et les chants. L’œuvre offre également un espace pour écouter nos propres voix à travers différentes conversations et cérémonies qui nous ont amenées à approfondir l’importance spirituelle de nos vies et de nos territoires.

L’œuvre construit également des paysages d’écoute intime, lorsque nous pleurons, nous rions, nous admirons, nous nous purifions. Cela nous amène également à respecter la sensation de l’autre, ce qu’il ou elle perçoit. Je ne voudrais pas penser que l’œuvre impose une seule façon d’écouter ou d’interpréter, nous sommes plutôt intéressées par le fait que chacun·e écoute à partir de sa propre expérience de vie. Nous ne voulons pas imposer mais plutôt partager un son qui vient du sentiment profond de notre peuple, des femmes, des yacumamas. Sentir le battement de cœur de la terre, le cœur des grands-mères, le cœur de l’amitié. Sentir dans les pierres le son des mots des grands-mères, car les pierres gardent la mémoire, c’est un message non écrit que tout le monde peut recevoir comme un cadeau.

Personnellement, Nigamon/Tunai me fait sentir qu’il faut de plus en plus d’alliances entre Sud et Nord.  Il ne faut pas nécessairement comprendre les langues, mais plutôt ressentir le chant du langage, c’est ça la magie. Et cette écoute devient parfois sombre.

 

Vous collaborez avec l’artiste colombien Leonel Vázquez, depuis 2014. Comment s’articule son travail avec la notion d’écoute ?

Émilie Monnet : Leonel est un artiste sonore et visuel dont la pratique est basée sur l’écoute sensible et la mise en espace sonore des éléments, tels que l’eau et les pierres. La rencontre de sa pratique avec la nôtre, tout comme nos cultures autochtones, enrichissent cet univers sonore plurilinguistique que nous proposons au public. Sur scène, nous partageons l’espace avec des arbres.

L’eau, les oiseaux, le vent qui passe à travers les branches ont tous des chants spécifiques propres à eux. Mais pour beaucoup d’entre nous, humains, la capacité d’écoute s’est appauvrie. Nous ne pouvons plus reconnaître ce qu’un oiseau nous dit, ou être en mesure de communiquer avec d’autres espèces. Dans Nigamon/Tunai, nous essayons d’explorer une autre façon d’entrer en relation avec les êtres animés par le biais de l’écoute. Comment mieux écouter et générer un espace d’écoute profonde pour entendre. Entendre les voix des leaders spirituels de nos communautés, des dépositaires de savoirs, de ceux et celles qui se battent pour défendre le territoire et préserver la vie. Des voix qu’on a souvent éradiquées, opprimées, tenté de tuer. Et aujourd’hui, plus que jamais, il est important de les écouter car c’est là que se trouvent les réponses.

 

Retour au spectacle