Que pouvez-vous nous dire de Gorgeous Tongue bien que vous en soyez aux premiers stades du processus de création au moment de cet entretien ?

Avec Jeanette, nous sommes encore en période de recherche et il y a une vulnérabilité dans le fait d’en parler, mais je vais faire de mon mieux. Pour la conceptrice lumières, Joannie Vignola, mes œuvres Windigo (2020) et Them Voices (2021, 2022) forment un arc avec Gorgeous Tongue. Elles semblent provenir du même univers. Them Voices se termine avec cette entité créant sur scène un vaisseau spatial enfantin prêt à décoller. C’est un moment de projection au-delà du futur immédiat, et où l’extérieur est le lieu de tous les possibles. Voilà d’où vient cette idée du cosmos dans Gorgeous Tongue. Le cosmos me ramène à l’imaginaire des enfants, au désir d’être dans un monde inconnu. Jeanette et moi discutons beaucoup de l’incarnation d’une intériorité en relation avec le monde extérieur. Nous cherchons à créer à partir de l’image des intestins, une cartographie invisible reliant l’interne à l’externe et donnant accès à une forme d’intelligence qui dépasse nos savoirs. Il y a quelque chose de profondément riche en nous, un moyen de communication non verbal, instinctif. À partir de là, comment ouvrir des portails vers d’autres univers ? J’en suis encore à définir ce cosmos dans Gorgeous Tongue. Il y a quelque chose qui relève du jeu, d’une station spatiale où se trouvent de multiples personnages, humains et non humains, de moments d’interaction avec des objets de cet autre monde, lieu de potentialités. Ça se rapproche d’un futurisme autochtone.

 

Le jeu, la joie et le plaisir semblent occuper un rôle important dans ce processus.

Oui. Gorgeous Tongue, c’est en partie l’idée que notre être possède une beauté, une innéité qu’il est possible de ressentir en dehors des structures et des récits coloniaux. C’est vraiment un point focal pour moi en ce moment. C’est ma façon de transformer le paysage, mais aussi mon processus de guérison dans le travail, en particulier quand je compose avec les histoires qui résultent des blessures coloniales et de la fragmentation des territoires et des corps autochtones.

Le titre, Gorgeous Tongue, évoque la notion d’indulgence. Je ne suis pas l’interprète de cette pièce, mais quand je performe, j’aime ce moment où je suis « au bord de », à la limite. Il y a du plaisir à être sur le seuil, là où une énergie peut parfois être perçue de plusieurs façons. Quelque chose d’angoissant peut soudainement basculer et se transformer en quelque chose de joyeux. Quand on permet au jeu et à l’imagination de faire partie du processus de création d’une œuvre, il en découle une grande liberté. C’est tellement riche de voir un·e enfant se lancer dans le jeu et l’invention : sa présence est d’une telle clarté. Il y a là une sagesse. La trame de ces histoires est porteuse de tant de possibilités. C’est la partie excitante : faire confiance au jeu, à la capacité de l’imaginaire de nous transporter, faire confiance à ce qui sera révélé, ce qui sera mis en lumière. Je ne sais pas exactement où tout ça me mènera, mais c’est la méthodologie.

 

Parlez-nous de la façon dont vous travaillez avec Jeanette ?

Peter James, mon conseiller dramaturgique, nous a observées et m’a dit, au sujet de la pièce : « C’est comme l’enfant de Them Voices. » Il y a donc un sentiment de donner la vie à nouveau. Je transmets mon monde, mon univers, mais la pièce s’écrit en collaboration avec une autre artiste. Jeanette est en dialogue avec mon répertoire, mais je dois aussi m’en éloigner un peu pour mieux m’interroger. « D’où vient ce besoin de créer un troisième chapitre (après Windigo et Them Voices) ? » C’est certainement la recherche qui m’habite et peut-être que cela naît du fait d’avoir cette possibilité, d’avoir la générosité d’une autre artiste qui travaille dans mon univers. Je sens que cela me permet d’aller à la rencontre de ces questions et du défi de repousser mes propres limites ou d’en finir avec certains pièges mentaux. Je pense que c’est le travail que je cherche toujours à faire. Avec Jeanette, c’est un processus généreux de part et d’autre. Nous sommes en phase de découverte et je pense qu’une part de moi-même essaie d’être plus radicale, que ce soit par le fait d’amplifier quelque chose ou encore de devenir plus minimaliste. J’ai toujours travaillé avec beaucoup d’objets et de matériel sur scène et ça fait encore partie de mes désirs, mais je tente aussi de toujours réinventer.

 
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