Comment situez-vous Navy Blue par rapport à vos pièces précédentes ?

C’est un spectacle à grande échelle, mais d’une certaine manière, à petite échelle également. Après avoir compris que je ne pouvais pas guérir l’Irlande avec la danse, cette pièce, créée juste après le confinement en raison de la pandémie, m’a fait revenir à moi-même et à l’aspect concret de ma pratique : cette salle de théâtre dans laquelle nous nous trouvons, ce spectacle, son coût.

Je fais référence à la dureté du monde du ballet dans Navy Blue, mais le spectacle aborde toutes les formes de tyrannie. Il n’est pas unidirectionnel : d’un côté, les interprètes peuvent évoquer des travailleurs soumis au capitalisme, mais de l’autre, ils travaillent tous ensemble aussi. Les spectateur·ice·s de danse viennent souvent du milieu de la danse, c’est leur vie, alors ils voient leur vie sur scène.

 

Quelles sont les images qui ont accompagné la création de Navy Blue ?

La première image qui m’est venue à l’esprit est l’ouverture de la pièce, avec la lumière qui s’intensifie et les interprètes en rangée, dans leurs bleus de travail, comme s’ils étaient alignés pour être exécutés. Ils ont leur individualité, mais font aussi partie d’une seule colonne vertébrale, ils en sont les terminaisons nerveuses. J’ai aussi vu un horizon bleu, une ligne, cette ligne bleue incurvée que l’on voit au lever du soleil dans l’espace.

 

Comment avez-vous traité la violence dans Navy Blue ?

Il y a eu plusieurs versions, plus violentes, du spectacle. Il y en a une où je devais me trouver parmi le public, dans le même costume que les interprètes, avec un revolver, et je demandais à la personne à côté de moi de choisir sur quel interprète je devais tirer. Je regardais alors beaucoup de photos de requin pour incarner ce tireur terrifiant. Je voulais faire un ballet sanglant à la Tarantino. L’idée m’est également venue de vendre un sac de vrai sang avec chaque billet.

Je n’ai pas retenu ce matériel pour des raisons techniques liées aux réalités de la tournée, mais surtout, parce que j’ai senti le devoir de prendre soin (care). Si je veux évoquer la violence sur scène, comment dois-je m’y prendre ? Est-ce que je fais entendre un vrai coup de feu ou un son travaillé ? Je ne sais pas d’où vient chaque personne qui assiste au spectacle, quelle est son histoire, ce qui se passe dans sa vie. La ligne est ténue entre le dramatique et le comique quand il est question de violence.

Lorsque je dansais moi-même dans Hope Hunt and the Ascension Into Lazarus (2015) ou dans Hard to Be Soft: A Belfast Prayer (2017), je me poussais au-delà de mes limites, je m’infligeais une forme de violence pour le public. Je pouvais adopter une attitude nonchalante par rapport à ces questions, parce que je ne mettais en jeu que ma personne. Mais dans Navy Blue, en infligeant une forme de violence aux interprètes, j’ai une autre responsabilité, et d’autant plus grande si j’avais impliqué le public dans le déroulement du spectacle en lui demandant de choisir qui éliminer sur scène.

 

Comment travaillez-vous avec vos interprètes ?

Je m’attends véritablement à ce que l’interprète donne tout et je sens que je peux percevoir de manière criante quand un interprète ne fait que me danser au visage au lieu de tenter de me dire quelque chose. Je veux littéralement son âme, je me fiche de la forme. En studio, nous effectuons des exercices pour que les interprètes, hautement entraînés, se perdent de nouveau dans le mouvement, qu’ils perdent leurs repères et, avec un peu de chance, qu’ils trouvent un chemin pour aimer de nouveau leur danse.

Par exemple, je propose un exercice où il s’agit de se pencher vers l’avant, et d’être désaxé par rapport au centre d’équilibre. Il y a deux manières de l’exécuter. Un interprète entraîné a la capacité d’être véritablement non affecté et insensible à ce désaxement. Un enfant qui fait le même mouvement ouvre grand les yeux, une peur et une excitation se lisent sur son visage : il croit qu’il va tomber. C’est le commencement de l’émotion. Tous les mouvements ont ce potentiel. Nous tentons donc avec les interprètes de trouver d’autres voies pour ressentir la danse comme une expérience nouvelle.

 

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