Parlez-nous un peu de cette rencontre avec vos ancêtres maternelles et comment elle s’incarne sur scène.

Mémé est un hommage à mes grands-mères décédées. C’est aussi une célébration de nos vies intimement liées à la terre d’où l’on vient. Durant la majeure partie de leur vie, le corps de mes grands-mères a été au service du foyer et à sa maintenance : exploitation de la terre, soin de la maison, accouchements répétés. Leur corps était fonctionnel et utilitaire, au service de la maisonnée et des mœurs de l’époque. À la fin de leur vie, ce corps est simplement tombé de fatigue, épuisé. Il a très peu servi de canal au plaisir, à la sensualité, à la joie et au repos.

Il en est de même pour le sol de notre terre natale. C’est une région d’exploitation agricole qui a été ravagée par la guerre des tranchées. Bien que mes grands-mères aient travaillé et marché sur cette terre tous les jours de leur vie, je ne crois pas qu’elles aient véritablement eu la chance de rencontrer cette nature qui les entourait. Il en est de même pour leur corps. Sur scène, elles s’incarnent en voix et en corps grâce à la collaboration de la marionnettiste et conceptrice d’objets Toztli Abril de Dios et de la créatrice sonore Ibelesse Guardia Ferragutti.

Je les invite dans un environnement bienveillant et féministe afin de leur offrir une part de cette joie et de ce soin que j’ai appris à m’offrir à moi-même. J’espère ainsi redonner un autre sens au rôle et à l’attention maternelle qu’elles ont dû intégrer chacune à leur manière avec les contingences de leur temps.

 

Dans un de ses écrits, la philosophe belge Vinciane Despret affirme qu’une fois rappelés à la vie ou à la mémoire, « les fantômes ne sont pas bons dans les schémas explicatifs, ils doivent simplement être là. Ils doivent être honorés, mais ils ne peuvent rien expliquer […] ils doivent plutôt compliquer. » Qu’en pensez-vous ?

Cette citation est très évocatrice de Mémé. Ce voyage qui ramène à la vie mes ancêtres complique et complexifie certaines questions pour lesquelles je n’ai pas encore trouvé de réponses. Invoquer les fantômes permet de nommer l’absence et l’oubli, de mettre en mot et en présence ce que nous ne comprenons pas et tout ce qui n’a pas été dit.

Mémé, la mère de ma mère, était une femme forte et généreuse pour qui le sens de la communauté et du partage était très important. La mère de mon père a, quant à elle, été dépressive toute sa vie. Elle n’avait pas la force mentale de répondre aux attentes de son époque. Elles ont chacune intégré le rôle maternel qui leur a été imposé. L’une s’en est sortie avec force et l’autre, très abîmée. Ce sont deux histoires différentes, universelles en un sens, mais très complexes.

Je cherche avec Mémé à comprendre de quoi est faite cette souffrance transgénérationnelle. Une partie de la pièce concerne l’histoire des silences de ma famille que j’ai collectés, archivés, et dont j’ai hérité de la douleur. Ces silences sont aussi ceux des paysages de mon enfance en Flandre. C’est un paysage plat avec très peu de relief. L’horizon de ce paysage m’apparaît toujours traversé par un silence plein de douleurs et de fantômes en errances. 

 

À l’heure actuelle, la nécessité de se tourner vers le passé et les savoirs ancestraux est partagée par de nombreuses communautés européennes, dont les partis d’extrême droite qui récupèrent le fantasme d’une nation plus archaïque, conservatrice et nationaliste. Où se situe Mémé par rapport à cet enjeu ?

Cela fait 10 ans que je suis témoin de la montée de la droite populiste et nationaliste en Flandre occidentale. C’est un parti raciste et anti-Belgique auquel je ne m’associe pas et qui m’a amené à prendre une distance et à remettre en question le concept même d’identité nationale.

L’une des motivations principales de la pièce est de réclamer et de revendiquer mon droit au passé sans passer par le filtre narratif des forces nationalistes de droite. Bien que cette recherche soit une plongée dans l’intime, c’est aussi pour moi le geste d’une résistance politique en ne donnant pas mon passé et l’imagination autour de ce passé à la droite. Pour ce faire, je me suis connectée à ce que je fais toujours dans mon travail : à la partie invisible de l’histoire, là où les voix se sont tues et n’ont pas été entendues.

 

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