Les cahiers
des Respirations

#10

par
Emmanuelle
Jetté

28 septembre 2022

Wahsipekuk/Kashipekut – D’une rive à l’autre du fleuve Saint-Laurent

Au sud-est du Kanata, aux abords de la rivière Wolastoq, aussi connue comme le fleuve Saint-Jean à la frontière du Québec et du Nouveau-Brunswick, les Wolastoqiyik (Malécites) racontent les aventures de Glooscap le géant, créateur du monde et de ses habitant·e·s. Dans le Nitassinan, couvrant la péninsule du Québec-Labrador, c’est le grand Mishtapeu qui veille sur le peuple innu. Ces deux figures majeures se retrouvent ici à mi-chemin, les deux pieds dans le fleuve Saint-Laurent, grâce à la fusion des univers chorégraphique et poétique d’Ivanie Aubin-Malo et de Natasha Kanapé-Fontaine.

Pour mon dernier cahier des Respirations, j’ai choisi de me pencher sur le projet de ces deux artistes autochtones qui créent et travaillent dans leurs langues des deux côtés du fleuve. Les Wolastoqiyik nomment d’ailleurs cette « étendue d’eau au-delà des terres » le Wahsipekuk, un mot partageant la même sonorité que le terme innu Kashipekut, qui décrit la couleur verte des berges. Ayant toutes deux à cœur le respect et l’échange entre les cultures autochtones, Ivanie Aubin-Malo et Natasha Kanapé-Fontaine se nourrissent de cette parenté linguistique pour développer un espace de recherche commun et irriguer leur création.

Pour leur première collaboration, les deux artistes cherchent à transmettre aux prochaines générations les savoirs ancestraux de leurs communautés et d’ailleurs. En réactivant la mémoire des aîné·e·s, elles souhaitent raconter une création du monde rassembleuse et plurielle. Pour ce travail de storytelling inédit, elles suivent la piste des géant·e·s qui peuplent les récits.

À l’origine du monde, la Terre n’est qu’une surface lisse et plate, tel que le raconte le chef héréditaire du Grand Conseil Micmac Stephen Augustine.

Un éclair jaillit soudain et crée le premier être humain, le géant Glooscap, héros de la confédération Wabanaki.

Glooscap naît allongé au sol, la tête en direction du soleil levant et les bras tendus vers le Nord et le Sud.

Un deuxième éclair fuse et lui donne doigts, orteils et visage. Au troisième, Glooscap est libéré et peut enfin se lever, créant par son mouvement la troisième dimension de ce monde.

 

Par la collecte d’une multitude d’histoires comme celle de Glooscap, Ivanie Aubin-Malo et Natasha Kanapé-Fontaine dessinent à leur tour un géant en trois dimensions, une constellation en expansion faite d’une pluralité de perspectives. D’un même souffle, le duo passe de la mythologie des Little People à celle des géant·e·s, du plus infime détail de l’Histoire à l’immensité du ciel. Ensemble, elles ratissent l’espace invisible des rêves à la rencontre des dieux, déesses et esprits des cultures autochtones du Mexique, de Hawaï, de Nouvelle-Zélande, de l’Île de la Tortue

Au-delà de leur dialogue intime, les deux artistes entretiennent en effet une conversation avec plusieurs autres voix singulières pour « activer le courant ». Elles ont notamment fait la rencontre du musicologue et compositeur wolastoq Jeremy Dutcher, de l’auteur et musicien cri Tomson Highway et du maître du mouvement māori Charles Koroneho. Ce dernier les conseille aussi quant à la matérialisation du projet ; après trois résidences de création, les deux artistes souhaitent maintenant donner forme aux histoires qui les habitent, les traduire dans leur pratique artistique. Ouvrons les yeux, tendons l’oreille à leurs manifestations prochaines…

« Si tu perds ta langue, tu ne perds pas que des mots; tu perds une tout autre façon de voir et de vivre le monde d’un point de vue purement autochtone. »
–Jeremy Dutcher

 

Tandis que le temps se fait élastique, les deux artistes développent peu à peu leur méthodologie et approfondissent leur lien. Wahsipekuk/Kashipekut est d’abord né du désir mutuel des deux créatrices de combiner leurs médiums respectifs après avoir improvisé ensemble lors d’un événement organisé par le sociologue et commissaire indépendant wendat Guy Sioui Durand. Provenant du milieu de la danse, Ivanie Aubin-Malo s’intéresse de plus en plus au chant, alors que Natasha Kanapé-Fontaine cherche à apprivoiser davantage l’art de la performance à travers sa propre pratique de poète et de chanteuse. Elles ont donc jumelé naturellement leurs univers artistiques en toute amitié. Au moment d’écrire ces lignes, elles se rejoignaient d’ailleurs à l’Islet, où vit maintenant Ivanie Aubin-Malo. Je leur souhaite bonne route.

 

Basée à l’Islet sur le territoire wolastoq, Ivanie Aubin-Malo est une interprète et chorégraphe wolastoq et québécoise héritière de la danse Fancy Shawl des Premiers Peuples. Diplômée de l’École de danse contemporaine de Montréal, elle a notamment œuvré en tant que commissaire à Tangente. En 2022, elle a mis sur pied au Centre de Création O Vertigo – CCOV la résidence de création Ohakwaront un espace de partage et d’expérimentation éphémère pour une dizaine d’artistes autochtones en arts vivants.

La poète, actrice et artiste interdisciplinaire innue Natasha Kanapé-Fontaine est originaire de la communauté de Pessamit, sur le Nitassinan (Côte-Nord). En 2017, elle reçoit le Prix Droits et Libertés pour sa poésie et sa démarche de rapprochement des peuples. Au FTA 2021, elle interprétait en innu-aimun Je suis une maudite sauvagesse / Eukuan nin matshi-manitu innushkueu d’An Antane Kapesh, dans une mise en lecture de Charles Bender. Son dernier ouvrage Nauetakuan, un silence pour un bruit est paru en novembre 2021 chez les Éditions XYZ.

 

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